Le blé indien saura t-il s’exporter ?

La guerre en Ukraine a de lourdes conséquences sur le marché des matières premières, tant énergétiques qu’agricoles, poussant le reste du monde à repenser ses approvisionnements. Alors que le grenier de l’Europe était assailli par les Russes, les regards se sont posés sur l’Inde, producteur de céréales qui n’est pourtant pas franchement prêt pour l’exportation, ni en volumes, ni en qualité. La normalisation aidera t-elle les agriculteurs indiens à passer le cap ?

Le 20 février 2022, l’armée russe franchissait la frontière ukrainienne – Une incursion que les observateurs internationaux avaient vu venir sans pour autant trop vouloir y croire, et dont on ne pouvait mesurer les conséquences. Et puis la guerre s’est installée. L’avancée des troupes sur le territoire et la mobilisation des Ukrainiens a empêché les agriculteurs de travailler, les fermes et les silos ont été visés par les attaquants, « les Russes utilisant l’alimentation comme arme de guerre », pour reprendre les mots de David Beasley, directeur exécutif du Programme alimentaire des Nations Unies. Bientôt, les ports de la Mer Noire – Odessa, Kherson, Mykolaiv – ont été bloqués. « Plus rien ne quitte la Mer Noire, qui assure normalement 30% des exportations de blé dans le monde », expliquait en avril dernier Michel Portier, directeur du cabinet d’expertise céréalière Agritel.

La sécurité alimentaire ébranlée

L’Ukraine, pays de terres noires et fertiles, a su faire renaître son agriculture après la dislocation de l’Union soviétique. Ces dix dernières années, la modernisation s’est accélérée grâce aux investissements étrangers, des entreprises européennes mais aussi chinoises ou turques ayant pris des participations dans les entreprises ukrainiennes. Les silos à céréales ont poussé partout dans le pays, et une logistique très performante a permis de tripler le volume des exportations en dix ans. En 2021, elles représentaient 12% du marché mondial du blé, 16% du maïs, 18% de l’orge, 20% du colza, 50% du tournesol.

Mais la Russie n’est pas en reste, Vladimir Poutine ayant lui aussi fait de l’agriculture une priorité stratégique. Aujourd’hui, la Russie représente 11% de la production mondiale de blé, avec 75 millions de tonnes produites par an. La Russie représente entre 18 et 20% des exportations mondiales, aujourd’hui bloquées par les différentes mesures de boycott internationales.

Alors bien sûr, le cours de céréales a flambé, menaçant la sécurité alimentaire en Europe, en Asie, et surtout en Afrique. En effet, en Tunisie, 60% des importations de blé proviennent d’Ukraine et de Russie. L’Algérie, cinquième importateur mondial de céréales, après s’être longtemps approvisionné en France, venait de changer de partenaire au profit de la Russie. L’Egypte, premier importateur mondial de blé, importe 60% de la consommation de ses 100 millions d’habitants, dont 50% en provenance de Russie et 30% en provenance d’Ukraine. Et près de la moitié des 13 millions de tonnes importées chaque année sont achetées par l’Etat pour soutenir un programme de distribution de pain dont bénéficient près de deux tiers de la population.

L’Inde, nouveau partenaire ?

Une dépendance aujourd’hui problématique qui a poussé l’Europe et l’Afrique à se tourner vers l’Inde, deuxième producteur de blé au monde, avec 100 millions de tonnes récoltées l’année dernière. « Nos agriculteurs se sont assurés de prendre soin non seulement de l’Inde mais de l’ensemble du monde », déclarait Piyush Goyal, Ministre du Commerce et de l’industrie, en avril dernier. Jusqu’alors, le blé indien s’exportait essentiellement vers les pays de l’Océan Indien : Emirats Arabes Unis, Qatar, Indonésie, Malaisie, Sri Lanka, Népal, et surtout Bangladesh, qui captait 50% des exportations de blé. « C’est une occasion en or pour l’Inde d’exporter ses excédents », s’était également enthousiasmé Nitin Gupta, vice-président d’Olam Agro India, début mai. Pourtant, bien que le monde entier ait eu les yeux tournés vers le sous-continent indien, le gouvernement indien annoncera quelques jours plus tard un embargo sur les exportations de blé, anticipant des récoltes moins abondantes que d’habitude en raison de la sécheresse.

« L’inde n’est pas un pays exportateur régulier de blé même s’il s’agit d’un gros producteur », rappelle Virginie Nicolet chez FranceAgriMer. L’ L’Établissement national des produits de l’agriculture et de la mer. « Ces trois dernières années, l’Inde a engrangé de bonnes récoltes en volumes ce qui lui a permis de devenir autosuffisante et même de dégager des disponibilités à l’exportation mais celles-ci restent dirigées vers des pays voisins ». En 2019, l’Inde a exporté 220 000 tonnes de blé, en 2020 2,15 millions, en 2021 plus de 7 millions, et le pays tablait sur 10 millions de tonnes exportait en 2022.

De très faibles volumes de blé tendre indien ont été expédiés vers différents pays de l’Union européenne dont la France. « Mais une chose est sûre, l’embargo sur le blé indien ne devrait pas avoir d’incidence sur l’approvisionnement de l’UE et à fortiori sur celui de la France, compte-tenu de la faiblesse des quantités importées qui sont tout à fait négligeables ».

Mais si l’UE est peu concernée, l’Afrique l’est bien davantage et de nombreux pays ont des discussions avec l’Inde. L’embargo a été mis en place en raison de la conjoncture climatique et non pour des raisons politiques. Lorsqu’il sera levé, l’Inde pourrait néanmoins être confrontée à ce qui a fait obstacle à ses exportations jusque là : la qualité.

La qualité questionnée

L’Egypte, par exemple, a imposé ses propres contrôles qualité, sous la supervision de l’Egyptian Agricultural Quarantine. Au Kenya, il faudrait réviser les normes phytosanitaires pour faciliter les achats de blé indien. « Nous avons écrit au gouvernement pour faire une analyse de risque appropriée sur le blé indien afin de voir comment on peut gérer la situation », explique Paloma Fernandes, directrice générale de l’Association nationale des minotiers kenyane. Au Nigéria, des acheteurs sont allés sur place pour observer les blés, leur qualité, l’état de la logistique. « Ils n’ont guère été emballés », rapportait Yann Lebeau, chef de mission Maghreb-Afrique d’Intercéréales, lors d’un forum sur le blé organisé en mai dernier à La Rochelle : « Le blé indien est assez bas de gamme ».

Les réserves émises quant à la qualité du blé indien, concernent toute la chaine de valeur. En question : la qualité nutritionnelle des semences, l’utilisation trop importante des intrants, le traitement des maladies, la méthode de nettoyage du grain, son stockage… Par exemple, des cas de carie de Karnal, une maladie fongique, ont été observés, réduisant la qualité de la farine et la rendant impropre à la consommation humaine. Autre problème, « les impuretés des grains, liées aux méthodes de nettoyage, ont empêché les négociants indiens de trouver des acheteurs internationaux » peut-on lire dans The Federal, plateforme d’informations de la région du Tamil Nadu. La qualité est un critère important car elle détermine si la céréale sera utilisée pour l’alimentation humaine ou animale. Pour répondre au cahier des charges de l’Egyptian Agricultural Quarantine, l’Inde devra modifier sa méthode traditionnelle de nettoyage (poussière, sable, pierres) et adopter la mécanisation afin de répondre aux standards internationaux.

Une volonté politique forte

Le pays n’est pas resté sans rien faire. Depuis dix ans, politiques et scientifiques travaillent à l’amélioration de la qualité du blé. « Auparavant, l’Inde n’était pas connue pour son blé de qualité mais grâce aux nouvelles variétés de semences introduites au cours de la dernière décennie le blé indien est aussi bon que n’importe quel autre », a déclaré Gyanendra Pratap Singh, chef de l’Institut indien de recherche sur le blé et l’orge. « Les nouvelles variétés ont aidé les agriculteurs à obtenir des rendements plus élevés avec une meilleure teneur en protéines », explique également Amit Takkar, chef de la société de courtage Conifer Commodities.

Par ailleurs, le Ministère de la consommation établit désormais des spécifications pour établir la qualité du blé acheté, tirant la qualité vers le haut. Ainsi, cette année, les seuils maximums autorisés sont de 12% de taux d’humidité, 2% de grain abimés, 0,75% de corps étrangers. Ces taux sont dans la lignée de ceux recommandés en Europe. Ainsi, les exigences qualité établies de FranceAgriMer pour la commercialisation des grains, se traduisent dans les chiffres par des lots dont les taux d’humidité doivent être inférieurs à 15% d’humidité, 4% de grains cassés, 2% d’impuretés.

Le Bureau of Indian Standards (BIS), pour sa part, tente de pousser les agriculteurs vers une plus d’exigence. Ces cinq dernières années, la division Alimentation & Agriculture du BIS a ainsi édicté ou révisé plus de 350 standards, ce qui est beaucoup quand on sait qu’en tout et pour tout, depuis sa création, le BIS en a publié 2100. De nouveaux standards ont été développés sur la qualité des pesticides, sur les opérations de séchage des grains, sur leur stockage, sur leur analyse nutritionnelle… Du semis au test d’échantillons, toutes les étapes de la production ont été passées en revue par l’organisme afin de guider les agriculteurs dans le développement d’infrastructures. « Nous voulons faire prendre conscience aux fermiers de la nécessité d’une alimentation saine et sûre », explique Pawan Kumar, scientifique du BIS. Au-delà des normes volontaires, l’organisation publie également des codes de bonnes pratique, comme le IS16144 qui va jusqu’à donner des indications quant aux fondations et aux dimensions d’un silo à grains. « Cela aide les associations de stockage à développer des structures efficientes qui vont diminuer les pertes et améliorer la sécurité alimentaire du pays », témoigne Lavika Singh, autre scientifique du BIS. « Nous essayons de nous aligner sur les standards internationaux tout en gardant en tète les spécificités indiennes », résume Suneeti Toteja, directrice de la division Alimentation & Agriculture. Il faudra être prêt au moment où l’embargo sera levé.

Catégories :Uncategorized

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