Feuilleter les 399 premiers numéros d’Enjeux revient à se plonger dans quarante ans d’évolution de la société française et de l’économie mondiale, dont les normes sont le reflet. A chaque décennie ses défis, ses craintes, ses passions, ses emblèmes. Témoins de leur temps, les quelques normes évoquées ci-dessous sont l’expression des préoccupations du temps présent.
Il sera ici question de spaghettis qui ne collent pas, d’escrimeurs mal fagotés, de fixations de ski au pays du soleil levant, de plaques d’égout, d’oiseaux migrateurs et de chasses d’eau. Sous leur aspect farfelu, ces items évoquent la croissance, la construction européenne, la mondialisation et même la protection de l’environnement.
L’analyse sensorielle au secours de la croissance
Nous sommes en 1981. La décennie qui vient de s’achever a mis fin au mythe d’une croissance sans borne et les entreprises occidentales comprennent qu’il ne suffit plus de fabriquer pour vendre, il faut également attirer les consommateurs en leur fournissant des produits de qualité, répondant plus étroitement à leurs demandes et exigences gustatives. Les industries agroalimentaires s’emparent d’une méthode née dans les années 1950 aux Etats-Unis lorsque l’armée avait cherché à comprendre pourquoi les G.I. boudaient leurs rations. Dans les années 1970, la normalisation française fournit une définition au concept – « L’examen des propriétés organoleptiques d’un produit par les organes des sens » – et un cadre à la méthodologie : les essais de comparaison par paire, les essais triangulaires, les essais par notation, bénéficient de normes les uns après les autres. Au début des années 80, on passe à l’encadrement normatif des domaines d’application. Un comité technique se monte. En font notamment partie la Semoulerie de Bellevue, filiale du groupe Panzani, et des Grands Moulins de Pantin. De quoi s’agit-il ? Des semoules de blé dur et pâtes alimentaires, et plus précisément de l’appréciation de la qualité culinaire des spaghettis par analyse sensorielle.
En décembre 1981, NF VO3-714 est publiée. Elle deviendra une norme internationale en 1989, ISO 7304, qui fait toujours autorité. Dans une récente étude portant sur les procédés de structuration des pâtes alimentaires et outils de contrôle de la qualité, l’Institut National de Recherche Agronomique se réfère au protocole alors défini. 100 grammes de pâtes sont découpés en brins de 15 centimètres et plongés dans 2 litres d’eau. L’eau a été préalablement salée à 7 grammes et portée puis maintenue à ébullition. A la fin de la cuisson, les pâtes sont versées dans une passoire, égouttées puis rincées avec 500 millilitres d’eau froide. Les pâtes cuites sont alors placées dans une boîte de pétri sur laquelle un couvercle est posé.
On peut donc désormais comparer les qualités organoleptiques de différentes marques de spaghetti. L’enjeu est de taille. Aujourd’hui, les Français consomment 8 kilos de pâtes par an, dont un quart de spaghettis.
Le fleuret au pays des Soviets
Les Jeux Olympiques de Moscou de 1980 ont failli mal se terminer. Une lame cassée a traversé la poitrine de l’escrimeur soviétique Vladimir Lapytsky. Il a eu de la chance, la lame a glissé sur la côte et non transpercé le cœur. Deux ans plus tard, aux championnats du monde, son coéquipier Vladimir Smirnov aura moins de chance. La lame de son adversaire Ouest-allemand casse net, le bout de 15 centimètres glisse sur la poitrine du soviétique, transperce son masque au niveau du menton, traverse son œil et se plante dans son cerveau. Vladimir pousse un cri et arrache son masque avant de s’effondrer. Il mourra quelques jours plus tard. Le drame aurait dû pousser la Fédération internationale d’escrime (FIE) à revoir les équipements de protection individuelle de ses adhérents mais il faut attendre l’accident grave d’un occidentale, Philippe Conscience, aux championnats du monde qui se déroulent à Barcelone en 1985, pour que la FIE prenne des mesures. Dès janvier 1986 de nouvelles normes de sécurité relatives à l’équipement sont publiées et rendues obligatoires en janvier 1987, le temps que les équipementiers soient prêts.
Désormais, les masques et les sous-cuirasses des escrimeurs devront résister à des forces bien précises : 1600 Newtons pour les premiers, 800 Newtons pour les seconds, 800 newtons correspondant approximativement à un poids de 85 kilos. « Le masque est tellement solide », expliquait récemment l’ancien entraîneur de l’équipe de France olympique de fleuret Stéphane Marcelin au micro d’Europe 1, « que même en sautant dessus à pieds joints vous ne réussirez pas à le plier ». Le Kevlar® est désormais utilisé par les équipementiers.
C’est alors que le normalisateur arrive en soutien de la fédération sportive. En novembre 1986, la norme S52-550 vient renforcer les nouvelles règles de sécurité, ayant pour objet de décrire une méthode d’essai des étoffes permettant de déterminer leur résistance à la perforation.
Standardiser pour exporter
Au milieu des années 1980, le fabricant de skis Salomon cherche à conquérir le marché nippon, plein de promesse : Des montagnes qui couvrent 72% du pays, 8 à 15 mètres de neige par an, 500 stations de ski, les J.O. de Sapporo en 1972. Mais voilà, les Japonais affirment que leur neige est différente. Les carres de ski et les fixations de chaussures ne sauraient répondre aux exigences des monts enneigés de l’archipel.
Il se trouve que jusque là, les normes sont nationales, et essentiellement allemandes, autrichiennes, ou suisses. Salomon s’implique alors dans les instances de normalisation. « Nous participons activement aux travaux internationaux au sein du Comité technique 83 avec le concours de l’AFNOR », explique Gilbert Delouche, directeur technique de Salomon, dans les colonnes d’Enjeux, en 1984. « Le problème, précise t-il, est qu’il n’y a pas encore de norme ISO pour les fixations ».
L’ISO, bien sûr, soutient les démarches internationales. « Il nous faudrait rechercher une plus grande reconnaissance de l’importance des pratiques harmonisées pour aboutir à une pleine acceptation des normes ISO », déclare D.C. Khotari, alors président de l’Organisation internationale de normalisation.
Le TC 83 , créé en 1982, va donner naissance à 126 normes, dont 17 dans les trois premières années d’existence du comité. Dédiées aux équipements de sports de neige – ski alpin, ski de fond, surf des neiges, ski de randonnée, ski télémark. Cela concerne les spécifications ou les méthodes d’essais appliquées aux caractéristiques élastiques, aux performances dynamiques, aux charges de ruptures, aux plantés du bâton, et bien sûr aux zones de montages des fixations.
Les premières normes européennes
L’Europe des normes doit-elle être celle d’une mise en commun des moyens de recherche et de production, ou bien celle d’une uniformisation conduisant à consommer et exporter les mêmes produits fabriquées selon les mêmes normes ? C’est alors en ces termes qu’Enjeux introduit la question européenne dans les premières années du magazine. « Un mal nécessaire » peut-on même lire.
Mais quelques années plus tard la construction de l’Europe prend un tournant décisif en s’engageant sur la voie de la nouvelle approche. A savoir simplifier et accélérer le processus législatif communautaire, éviter de rendre obligatoires des règles de détail, afin de faciliter l’innovation et faire un plus grand usage des procédures nationales de normalisation et certification, en partant du principe que le niveau de sécurité assuré dans les différents Etats membres est équivalent, sauf exception.
Les temps ont donc changé, la construction européenne est relancée, et en ce début des années 1990 il est désormais question de compétitivité, de conquête des marchés, de l’Europe à horizon 2000. C’est à ce moment là que la fonderie de Pont-à-Mousson, fleuron industriel français qui a pris une dimension internationale en fusionnant avec Saint-Gobain, se lance dans l’aventure de la normalisation des plaques d’égout.
Dédiée aux ‘’dispositifs de couronnement et de fermeture pour les zones de circulation utilisées par les piétons et les véhicules’’, la norme franco-européenne NF EN 124 est publiée en 1994. « Cette norme est importante car on marche dessus », commente avec malice Jean-Michel Rémy, responsable du département Construction et Cycle de l’Eau d’AFNOR. « Peu d’articles du bâtiment, de l’assainissement, sont visibles du grand public. Les petits rêvent d’aller voir ce qui se passe dans le monde souterrain, les grands les collectionnent ! Ici, la norme est inscrite sur la plaque de fonte, tout le monde la voit ».
Les toilettes du futur
Au tournant du millénaire, la troisième révolution industrielle a eu lieu et bientôt les gants du numérique dominent. En 2000, Bill Gates, retiré des affaires, créé une fondation qui a pour objectif d’apporter à la population mondiale des innovations en matière de santé et d’acquisition de connaissances. Sa dotation est supérieure à 100 millions de dollars. En 2011, la Bill & Melinda Gates Foundation lance le « Reinvent the Toilet challenge ». Le défi : apporter une solution durable à 2,5 milliards d’individus qui n’ont accès qu’à des latrines de fortune, générant à la fois des problèmes sanitaires et environnementaux. Comment ? En attribuant des bourses à des équipes de chercheurs partout dans le monde, et en pesant sur le législateur, le régulateur, les politiques publiques.
Sous l’impulsion de la fondation, l’ISO créé en 2016 un comité de projet dédié aux sanitaires durables sans égout. Créer les toilettes du futur soulève trois grands défis industriels : se passer de raccordement à l’eau et à l’électricité, recycler les excréments, maintenir cette innovation dans le temps. Pendant que la Fondation Gates soutient la recherche, l’ISO prépare une norme, ISO30500, publiée en novembre 2018, document qui spécifie les exigences générales de performance et de sécurité pour la conception et les essais ainsi que les considérations de durabilité relatives aux systèmes d’assainissement autonomes.
Lors de la dernière Conférence sur l’assainissement en Afrique qui se tenait à Cape Town, les principaux acteurs institutionnels se sont montrés très positifs. En parallèle, une exposition de prototypes était organisée à Beijing. Les toilettes devraient bientôt voir le jour.
Et demain ? Les martinets
Récemment, alors qu’elle rénovait une barre HLM, une entreprise du bâtiment de la région d’Orléans s’est retrouvée confrontée à un problème inédit. Dans les coffrages des volets roulants étaient nichés des martinets d’Afrique, petit oiseau noir qui vit en Afrique centrale et australe. Sa particularité : il passe plus de dix mois par an à voler pour aller pondre en Europe, un voyage de 10 000 kilomètres qu’il effectue d’une traite, sans jamais se poser. Il dort en volant. L’espèce étant protégée, l’entreprise devait trouver une solution destinée à l’accueil du volatile. Elle a donc conçu un nid artificiel dans le pré-cadre des fenêtres, se substituant au nid naturel des martinets.
Comment se positionner par rapport à la normalisation, à la réglementation ? Les inventeurs se sont tournés vers AFNOR, qui prépare une étude de faisabilité. « Nous sommes là très en amont de la normalisation », commente Jean-Michel Rémy, « mais il pourrait y avoir en effet un intérêt à normaliser la performance de ces nids artificiels ».
Entre temps, les martinets sont arrivés à Orléans, et se sont ont pris place, sans rechigner, dans leurs nouveaux nids.
« Les normes ont toujours souffert d’un déficit d’image. Les critiques craignent qu’un monde standardisé ne soit qu’ennui et médiocrité, un cauchemar de conformité et de bureaucratie kafkaïenne (…). souvenons-nous des conventions encapsulées dans les choses qui nous entourent, de ces standards devenus des évidences, qui nous permettent de survivre et d’aller de l’avant » écrivaient récemment les chercheurs Andrew Russel et Lee Vinsel dans un article du New York Times, au titre jubilatoire : La joie des standards !
Stéphanie Nedjar
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