Au commencement de la ville intelligente était la technologie, puis on lui adjoignit un supplément d’âme. Peut-être est-ce ainsi qu’on évoquera, dans quelques dizaines d’années, la transformation des territoires opérée dans les pays développés au début du vingt-et-unième siècle. Après une première phase d’utilisation des technologies sans vision politique précise, celles-ci se doivent désormais d’être au service des usagers et d’une ville à la fois résiliente et durable.
La révolution digitale a progressivement poussé les communes, les intercommunalités, les métropoles, à intégrer les nouvelles technologies dans la gestion de leurs services aux usagers : gestion de l’éclairage public, de l’eau, collecte des déchets, mobilité urbaine et stationnement, sécurité sur la voierie, bâtiments publics et espaces verts bénéficient désormais d’un pilotage numérique. Parangon de la ville connectée, Dijon a inauguré en 2019 son poste de pilotage, « On Dijon », un projet destiné à faire de la ville bourguignonne une « métropole intelligente et connectée ». Concrètement, la ville a déployé 140 kilomètres de fibre optique, relié feux de circulation, éclairage, vidéo-protection, services de voierie, afin de rendre l’action publique plus efficace. Par exemple, en cas d’accident de la route, les secours pourront arriver sur les lieux beaucoup plus vite, grâce à un poste de pilotage unique qui interviendra à chaque étape du parcours de l’ambulance, en jouant sur les feux de signalisation.
Au cœur de cette révolution digitale, la donnée, utilisée avec plus ou moins de précautions selon les pays, allant parfois jusqu’à servir des desseins autoritaires de contrôle de la société. Grâce à ces données, la Chine a pu ainsi développer en 2020 un dispositif sophistiqué de lutte contre le coronavirus, s’appuyant sur des entreprises technologiques : Alibaba et Tencent ont en effet développé des QR codes enregistrant l’historique sanitaire de chaque utilisateur, AliCLoud a conçu un système de prédiction pour la détection des infections, Tencent a ouvert une fonctionnalité intégrée à WeChat – WeDoctor – une interface de mise en relation avec des équipes médicales aboutissant à des pré-diagnostics et la prioritisation des rendez-vous médicaux, Baidu a ouvert son algorithme LinerFold pour mieux comprendre la composition génétique du coronavirus… Et c’est ainsi que le TC268 de l’ISO, consacré aux Villes et territoires durables, a reçu de la SAC, organisme de normalisation chinois, une proposition sur les interventions d’urgence et de santé publique dans les villes intelligentes.
Compte-tenu de ce contexte, des rapports de force avec la Chine, mais aussi avec les Etats-Unis, « il est plus que jamais important que les valeurs démocratiques fondamentales soient prises en compte dans l’élaboration de la norme », souligne Christian Brodhag, président de la Commission Villes et territoires durables et intelligents de l’AFNOR. La nouvelle stratégie européenne de normalisation, publiée en février dernier, ajoute que la normalisation doit venir en appui d’un marché unique européen résilient, vert, et numérique. « Les principes politiques, écologiques et sociaux de l’UE sont au cœur de la stratégie », ajoute M. Brodhag. Et si jusqu’alors, la transformation des territoires s’est faite sous le coup d’un technology push, aujourd’hui les territoires doivent reprendre la main pour répondre aux enjeux de la résilience et du développement durable, nécessitant une approche holistique, et une vision politique au sens étymologique du terme, une vision de ‘‘l’organisation de la cité’’.
DU TECHNOLOGY PUSH AU MARKET PULL
C’est en tous cas dans cette perspective que sont réfléchies les normes de demain sur la ville intelligente. « La norme Iso 26 000 sur la responsabilité sociétale est l’un des éléments de base de l’approche qui a été adoptée par les villes », rappelle M. Brodhag. « Quant à la norme Iso 37101, elle identifie les finalités du développement durable, finalités déclinées par domaine d’action, donnant des orientations capables de mobiliser les acteurs du territoire sur un certain nombre d’objectifs ». Parmi ces finalités : l’attractivité de la ville, la préservation de l’environnement, l’adaptation au changement thématique – la résilience – l’utilisation responsable des ressources, la cohésion sociale, le bien-être. Et, conclut M. Brodhag, « le numérique sera au service de ces finalités ».
L’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) et la Banque des Territoires ont lancé l’année dernière un Appel à manifestation d’intérêt, appelé « Démonstrateurs de la ville durable », qui vise à la création d’un réseau national de démonstrateurs, à l’échelle d’îlots ou de quartiers, illustrant la diversité des enjeux de transition écologique et de développement durable des espaces urbains français. Ce programme s’inscrit dans la stratégie d’accélération ‘‘Solutions pour la ville durable et les bâtiments innovants’’ et la démarche ‘‘Habiter la France de Demain », lancée par le Gouvernement en faveur de villes sobres, résilientes, inclusives et productives. Le programme entend notamment soutenir l’émergence d’outils et de méthodes innovants, notamment numériques, permettant une transformation durable des filières de la conception, de la réalisation et de la gestion des espaces urbains. « L’arrivée du numérique dans les collectivités a d’abord été associée à des entreprises privées au détriment de la gouvernance de la ville », témoigne Jean-Michel Rémy, Responsable du Département Construction et Cycle de l’eau chez AFNOR. « Mais le modèle français de la ville intelligente n’est pas celui de la Chine, et nous voulons aller bien au-delà de la gestion de la donnée », d’autant que l’utilisation de la donnée suscite en France et dans l’UE suspicions et réticences.
« C’est pourquoi, dans la ville intelligente, le numérique doit avant tout être au service de l’usager », explique Simon-Pierre Chalvidan, Directeur général des services de la ville de Clamart, commune de 52000 habitants de la région parisienne. « Pour les entreprises de la tech, l’enjeu est l’accès au marché, alors que la technologie doit rentrer par les usages ». La révolution digitale a été vécue à Clamart comme une révolution culturelle car elle a permis de redonner le pouvoir à l’administré sur l’administration. Qu’il se soit agit de réserver les menus de la cantine scolaire des enfants, de planifier les activités extra-scolaires, ou de récupérer des pièces justificatives auprès de la Direction générale des finances publiques, la question est restée celle de l’offre de service public. « L’idée, lorsque nous avons introduit des interfaces digitales, a été de faciliter la vie des Clamartois, et de faire du numérique un élément de lien, voire même un facteur d’inclusion ». Mais comment s’assurer que la satisfaction de l’usager est au rendez-vous ? Clamart a répondu à cette question par le développement d’une application pour smartphone qui permet aux habitants de juger de la qualité des services. Pour autant, les émoticons ne sauraient constituer un système d’évaluation suffisant et la question des indicateurs à utiliser dans une ville intelligente et durable reste entière. « Les indicateurs peuvent vite être un piège, une nasse qui peut enfermer », commente M. Chalvidan. « Nous préférerions une approche normative de la qualité ».
LA QUESTION DE L’EVALUATION
Le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) est un établissement public à caractère administratif placé sous la tutelle du ministre de la transition écologique et solidaire, et du ministre de la cohésion des territoires, vient de développer une référentiel qui prend la forme d’un label « Ville Durable et Innovante ». Premier label européen visant à mettre en avant les démarches en faveur de la ville durable, il propose aux collectivités une approche européenne sur les stratégies et leviers d’action ainsi que sur les critères d’évaluation qui favorisent le développement de la ville durable, en intégrant les meilleures pratiques des référentiels internationaux existants, les Objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU, le cadre de référence de la norme Iso 37101. Le référentiel prend en compte l’innovation, la qualité de vie et la cohésion sociale, la transition économique, la résilience, la gouvernance.
L’IEC, la Commission électrotechnique internationale, considère néanmoins que pour le moment, les indicateurs utilisés pour évaluer les territoires intelligents échouent souvent à mesurer les bénéfices liés à l’impact sur les citoyens et au retour sur investissement. Pour cette raison, le National Institute of Science and Technology (NIST) du Département au commerce américain a développé des ‘‘H-KPI’’, indicateurs de performance holistiques, une trame qui repose sur des indicateurs conventionnels mais aussi sur des données additionnelles relevant de trois niveaux d’analyse : les technologies, la qualité de services, les bénéfices apportés aux citoyens. Ce qui est nouveau dans cette approche, c’est le ‘‘H’’ : « Comprendre la complexité des villes nécessite une approche holistique », explique l’IEC. « C’est la raison pour laquelle le NIST a adopté une approche de standardisation des villes intelligentes qui reconnaît que les villes sont faites de systèmes à la fois individuels et interconnectés – comme l’eau, l’énergie, le transport etc., qui doivent être traités de façon holistique et non indépendamment les uns des autres ». Les smart cities utilisent les données et la technologie pour améliorer la vie citadine, les services, la résilience. En collectant les données et en les analysant en temps réel, il est possible d’obtenir une image d’ensemble de ce qui est en train de se passer dans une zone précise, et de voir quelles améliorations peuvent être apportées. L’IEC a publié plusieurs standards qui peuvent être utilisés pour aider à évaluer et comprendre le concept de smart cities, « mais ce concept dépendra de l’utilisateur », commente l’IEC elle-même : « Les besoin d’ingénieur, par exemple, seront très différents de ceux d’un politique, d’un touriste, d’un défenseur de l’environnement ». Mais n’y a t-il pas là une opposition dans les termes ? Des standards à la carte ? « N’oublions pas, explique Christian Brodhag, que les Etasuniens sont libéraux, et que dans ce système politique, la réglementation et les institutions n’ont pas le même poids qu’en Europe. Si les ODD de l’ONU sont perçues comme une lourdeur bureaucratique par les Américains, nous, Européens, y voyons la possibilité pour les institutions de jouer un rôle clé pour la durabilité des villes, en contribuant aux objectifs onusiens ». De l’importance de la gouvernance.
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